dimanche 18 février 2007

Phnom Pehn 1/2 : Tuol Sleng (S21) et Choeung Ek, sur les traces du génocide des Khmers Rouges.

Les premiers pas, les premières lignes d'une dissertation sont les plus difficiles. Sans doute, est-ce pour cela que c'est aussi tardivement que je me lance dans cette entreprise hasardeuse qu'est ce carnet de voyage asiatique, qui risque de m'occuper plusieurs semaines, à supposer qu'il échappe à l'abandon comme jadis ma collection de timbres ou de fèves... ou que vous me suppliez de changer de registre après une dizaine de posts sur le même sujet. Cette première entrée est d'autant plus lourde à rédiger -et j'ai beaucoup hésité à l'écrire, comment n'être pas complaisant à l'égard de la violence et comment trouver les Mots?- que notre visite introductrice fut le Musée du génocide Tuol Sleng, l'ancienne prison, lieu de détention, d'interrogation, de torture et d'exécution, des Khmers rouges, S21 (Sécurité 21).
Ma mère et moi tenions à accomplir cette étape. Le voyage entrepris en Pologne avait soulevé beaucoup de questions relatives à la transmission de la mémoire de la Shoah et des autres génocides qui ont entaché le XXème siècle alors que les témoins de ces événements disparaissent. Comment transmettre leur mémoire aux générations suivantes pour qu'ils ne soient pas oubliés ? Pour que les engrenages ayant mené à ces bains de sang et de cruauté soient disséqués et jugés ? Tuol Sleng fut également le point de départ de cette marche à travers le Cambodge et le Vietnam. Ma mère a, en effet, fait partie du groupe de travail, qui a aidé Rithy Panh à créer son Centre Bophana de Ressources Audiovisuelles du Cambodge, inauguré le 4 décembre dernier (date originelle de notre voyage) et qui permet aux Cambodgiens de consulter les archives collectées sur leur pays sous forme vidéo, audio ou photographique.

Cette matinée passée à déambuler dans les bâtiments de cet ancien lycée fut particulièrement éprouvante, outre la dureté des lieux, chaque pièce évoquait/invitait les souvenirs de Pologne.
L'entrée de Tuol Sleng, vue de l'intérieur.
Même la nature n'a pas, semble-t-il, voulu alléger l'atmosphère sinistre qui pèse sur cette ancienne prison. Tuol Sleng a une double signification menaçante : la Colline empoisonnée (des plantes vénéneuses entrant dans la composition des poisons y poussaient, je crois) et la Colline de ceux qui connaissent leur culpabilité. Tuol Sleng a fonctionné dès l'entrée des Khmers Rouges dans Phnom Penh et l'évacuation générale et forcée de ses habitants qui s'en est suivie le 17 avril 1975. Il fut interdit aux non -abilités de pénétrer dans le quartier et les blocs de maison voisins du lycée, qui deviennent une enceinte extérieure de la prison, comme elle recouverts de barbelés.
Contrairement aux Nazis, les Khmers Rouges n'ont pas eu le souci de la mascarade de leurs actions, ni la logique implacable et les pseudos justifications scientifiques aux fondements racistes. Dans les camps en Pologne, ce qui prenait à la gorge, c'était cette obsession de l'ordre, l'industrialisation de la mort et la volonté de dépersonnaliser et déculpabiliser les officiers, qui ne tuaient plus directement en appuyant sur la gachette une fois la Solution finale mise en marche à Wannsee en 42. Ici, c'est une violence anarchique qui paralyse. Deux stratégies différentes mais aussi cruelles et sanglantes. De nombreux prisonniers ont été conduits à Tuol Sleng parce qu'un membre de leur famille y était déjà retenu ce qui imposait une éradication systématique de la famille. Le port de lunettes étaient souvent synonymes de condamnation à mort car considéré même chez les enfants comme la marque des intellectuels. Arrestation automatique dès que l'on passait pour un mauvais élément, un soupçon d'individualisme suffisait.

Ainsi parmi les 17.000 victimes de Tuol Sleng et les 1,2 à 1,7 millions de Cambodgiens tués (un habitant sur cinq), figurent souvent des soldats déserteurs ou d’anciens membres et cadres des Khmers Rouges considérés comme ‘déviants’, une charge à la définition extrêmement large, et plusieurs gardiens de la prison. Des adolescents de 10 à 15 ans, sans famille, endoctrinés par leurs aînés et supérieurs, qu'ils dépassaient souvent en violence et imagination des moyens de tortures. Parce qu'ils avaient, par exemple, faim et dérobaient des rations, ils ont connu le même sort que leurs captifs. A Tuol Sleng, donc, pas de destruction des bâtiments et des preuves, pas de fausses apparences (comme les douches), pas d'organisation méticuleuse et mathématico scientifiques (à l'image de la symétrie terrifiante de Birkenau), la violence directement.
Bâtiments des cellules. Au rez de chaussée, les cellules d'isolement en mur de briques.
Dans les salles de classe du rez-de-chaussée, les pièces de la torture, les lits et les chaînes rouillées ainsi que les jerricanes pour faire les besoins sont restés. Le carrelage est toujours maculé de tâches sombres et par moment on a même l'impression qu'une odeur particulière plane encore. Quand on pénètre dans les grandes salles, on débouche sur des galeries de photographies des prisonniers prises à leur admission et à leur mort (rien n'est dissimulé des mutilations). Rien que ce portrait constituait un acte de torture initiale. Le détenu étant maintenu droit par une espèce de corset électrifié. Aux murs des peintures de Vann Nath, peintre prisonnier et un des sept survivants de S21 ayant travaillé de manière forcée pour les dirigeants Khmers rouges, qui retranscrit les scènes de torture dont il fut le témoin. Dans la cour, même ton cru, potence et vases étouffants n'ont pas bougé.

En face, on débouche dans les cellules. Au rez-de-chaussée les cloisons ont été abattues pour que les surveillants traversent sans encombre les pièces divisées en une myriade de petits rectangles de brique de 1,5 m3 où 'vivaient' les prisonniers dépouillés de tous leurs effets personnels hormis leurs sous-vêtements de peur qu'ils se suicident. Les occupants des cellules de brique étaient enchaînés au mur mais les détenus des étages supérieurs avaient leurs chevilles attachées à une longue barre de fer en rang d’ognons, ce qui rendait tout repos difficile.

Nos pas, avec l'aide d'une voiture, nous ont ensuite portées à Choeung Ek (les Killing fields) à quinze kilomètres de la capitale où avaient lieu les exécutions des prisonniers, rarement tués par armes à feu, les balles étant trop précieuses. Tout est livré dans sa brutalité: le rôle assassin que chaque arbre, chaque branche de bambou ont joué, l'emplacement de chaque entrepôts où étaient bâillonnés et maintenus dans le noir, les condamnés.

Stupa (mausolée) de Choeung Ek construit en 1988. Des moines prient et viennent régulièrement maintenir les urnes d'encens afin d'apaiser l'âme en colère des disparus.
Pèsent également, les non-dits. Le deuil est délicat. Non seulement les traumatismes remontent à une trentaine d’année à peine mais de fortes chances existent que les Cambodgiens n'aient pas leur Nuremberg, la majorité des dirigeants Khmers et camarades de Pol Pot sont morts de vieillesse à l'image de leur chef, peu inquiétés. Tout n'est que pointillé, nos guides n'ont jamais fait directement allusion à l'impact des années khmers dans leur jeunesse et enfance, mais les souffrances de cette époque sont là : l'un orphelin vivant parmis les moines bouddhistes, l'autre qui n'a jamais revu son père après le 17 avril et qui passa de dures années dans les rizières.

Centre Bophana de Ressources audiovisuelles
Tuol Sleng, photographies des prisonniers
Les Cambodgiens auront-il leur Nuremberg ? (Article de Marianne)
Coté littérature, le Portail de François Bizot (Article de Lire)

7 commentaires:

Ry a dit…

Ose la suite, Constance. Ce début est trop remarquable pour n'être qu'un début.

Lisso' a dit…

Tout pareil que 'Ry. Cette entrée en matière est passionnante et fait passer sans peine la "lourdeur" ambiante des lieux d'une tragédie pas si lointaine… outre le « voyage », elle souligne aussi une contradiction évidente pour tous : l’homme est un animal, intelligent dans sa sauvagerie. A chaque génocide (moderne), sa méthode d’élimination : inhumainement méthodique et taylorisée, viscéralement sauvage et instinctive, émotionnellement anarchique et idéalisée, ou froidement calculée et passive, en quelques soixante années, l’ « humanité » a vu tous ces exemples se succéder sans ne jamais réagir qu’à rebours. C’est d’ailleurs peut-être le seul point commun entre juifs (entre autres), rwandais, cambodgiens et ukrainiens : l’immobilisme concerté et réfléchi des grands gouvernements (démocratiques ou non) de chaque époque lors que des millions de victimes nourrissaient de leur sang les terres de leurs nations.
Et de m’interroger… Comment peut-on encore croire en quelle valeur humainement fraternelle que ce soit (religieuse, politique ou idéologique) une fois l’humain tari…?

La suite ? (plus joyeuse ? ^^)

Anonyme a dit…

WaWW, ça commence assez fort... Mais tu as raison, il est important de raconter, de donner à voir pour ne pas qu'on oublie...
Mais pourquoi l'homme en arrive à des actes pareils???

Manchotte a dit…

Première fois que je renoue avec ton blog (quoi que le nom de "blog" m'embête un peu compte tenu de la qualité du tien) depuis nos échanges mailesques.

Et j'ose espérer tout comme la Ry' (dont je déplore aussi ne plus prendre le temps de passer sur son blog, auquel j'ai été si gentiment invité, gomen :() que tu nous offriras la suite d'un tel post qui ne laisse pas indifférent.
Mélange de tristesse et d'indignation.

Et merci aussi pour me faire découvrir des choses que j'ignorais, dont Vitony m'avait parlé aussi, en connaissance de cause bien que trop petit à l'époque pour se souvenir mais ayant l'experience de sa famille qui est ancrée en eux.

Avant de connaitre Vitony, et avant de lire ton article, j'ignorais tout ceci, car ce n'est pas des génocides dont on parle le plus au collège, au lycée, voire même après...Et j'avoue toute mon ignorance sur le sujet.

Je suis "contente" (si on peut oser ce terme compte tenu de la gravité du sujet) d'en apprendre plus quant à cela, pour trois raison :
Pour ne pas oublier, les génocides quels qu'ils soient, et pour quelques raisons qu'ils aient commis, par compassion et devoir de mémoire.
Pour me cultiver, tout simplement.
Et aussi parce que cela me permet d'en apprendre plus sur le Cambodge, et donc sur Vitony, indirectement.

Andrea a dit…

Je profite du très gentil dernier commentaire (contente de te voir ici Lara ^^) déposé près de 3 semaines après mes babillages pour remecier tous vos commentaires encourageants.

J'ai bien dans l'idée de poursuivre même si au rhytme actuel (je prévois toujours une trentaine d'entrée sans compter une critique de théâtre et un retour sur les Tudors), on risque d'y être encore l'année prochaine et mes compte-rendus de voyage s'entasseront sur une étagère (dans mes ambitions, quelques entrées pratiquement sans texte devaient être consacrées à mes pélérinages irlandais)...Simplement je suis très désorganisée et distraite par mes aventures de rentrée dans la vie active. Autres difficultés: le changement de ton que vont amorcer les entrées suivantes où l'on va revenir dans un périple plus buccolique qui nécessite une série de vérifications pour raffraichîr mon esprit.

En tout cas merci de votre passage.

Anonyme a dit…

La suite, la suite !!

Anonyme a dit…

Bravo ma Constance, ce début est exceptionnel et rend compte avec finesse et justesse de ce que nous avons vu, ressenti, abhorré, et de la fascination qu'exercent les bourreaux, leur organisation et leur imagination dévoyées. Continue ma princesse. La suite sera plus douce.